21 juin 2042. Leur visite annuelle. Ils font la queue silencieusement. Comme chaque année c’est un flot d’émotions qui s’empare d’eux. Qui leur noue la gorge, tellement que parler risquerait de les faire déglutir. Le mouvement s’accélère, ils avancent. Devant eux, une pancarte : « Bienvenue au Musée de la nostalgie ». Ils connaissent le lieu par cœur maintenant. Cela fait quinze ans qu’à chaque début d’été ils prennent un après-midi pour venir ici. Le musée n’est pas très fréquenté. Il se situe en pleine campagne, inaccessible en transports. Il n’est pas bien entretenu, le kitsch et la poussière s’y mêlent. Pourtant, ils attachent une importance vitale à cette tradition, tels des superstitieux délirant. Elle avance dans la première salle. Il la suit de près. La pièce est obscure et sent l’humidité. Souvent, ils passent les trois premières salles rapidement. Après s’y être attardé les premières années, elles sont maintenant insignifiantes à leurs yeux. Des horloges à piles, des lunettes de vue, des aspirateurs à fil, des stylos bic. Ils ne supportent plus d’y voir les fruits d’antan enduits dans du produit conservateur. Cela doit faire dix ans qu’ils n’ont pas mangé de pomme. Ils évitent la troisième salle, celle des espèces disparues, celle de l’échec de l’humanité. Ensemble, ils s’aventurent dans le couloir de droite. Elle ne peut s’empêcher de trembler. Il lui prend la main et ils avancent jusqu’à l’étape ultime : la salle du Répondeur.

21 juin 2002. Une rencontre. La fête de la musique, une soirée, un numéro de téléphone échangé. Puis un appel le lendemain, sans réponse. Un message sur le répondeur : « Salut… c’est moi. Euh… je t’appelais pour savoir si ça te dirait de… se revoir ? Rappelle moi. » Une réponse tout autant différée : « Salut ! Je te rappelle comme tu me l’as demandé mais là c’est toi qui ne réponds pas. Bon… et bien… rappelle moi ! ».
Le début d’une forme de communication des plus originales. Le répondeur qui leur colle à la peau. Comme si ça ne pouvait pas être autrement. À chaque événement important, à chaque étape de leur relation, l’impossibilité de s’avoir au téléphone, l’obligation de laisser un message. Des « Salut, écoute… il faut que je te dise quelque chose… je crois que… je suis amoureux de toi ». Des « Que dirais-tu de partir en vacances ensemble ? Des « Ça fait trois fois que je t’appelle, il faut qu’on parle. Sérieusement. ». Des « Je t’ai vu au supermarché. Tu me manques. Ça me manque. Rappelle moi ». Et puis aussi des « Chéri ! Je suis enceinte !! Rappelle ! ». On pourrait faire une chronologie de leur vie ensemble si on mettait tous les messages sur répondeur qu’ils se sont laissés bout à bout. Leurs joies intenses, les difficultés, les déceptions. Les enfants, les étapes et les concessions. Pouvoir réécouter ces souvenirs. Si seulement c’était encore possible. SI seulement l’obsolescence technique n’avait pas volé leur histoire.
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La pièce est ronde. Il n’y a rien sur les murs. Seule, posée au milieu de la salle, une table. Dessus, un objet rare, introuvable ailleurs. La lumière du spot du plafond le fait ressortir. On ne sait plus s’il brille réellement ou si c’est leur regard qui le fait étinceler. Ils s’approchent lentement. Bientôt, l’objet se dessine plus nettement sous leurs yeux. Un téléphone portable avec répondeur. Elle le prend délicatement dans sa main. On entend leurs cœurs battre fort. Chaque année la même sensation. Le même émerveillement. Chaque année, la fameuse voix féminine et mécanique. Elle approche le téléphone de son oreille. « Vous n’avez aucun message ».
Rédactrice : Berfin Topal
Illustration : @poulrenarvipere